Découvrez ce texte de François Housset dont je vous recommande bien sur la visite du très beau site qu'il consacre à la philosophie vivante.
"L’amitié n’a rien d’une passion déboussolante. On n’a pas de coup de foudre pour un ami: on se lie délibérément, lentement, par consensus. Avec l’ami on partage, on conjugue deux esprits. À cela les amoureux ajoutent quelques désirs moins spirituels pour s’aimer "corps et âme": il ne s’agit plus de seulement se toucher le cœur, mais de faire l’amour. Cela modifie le rapport: on réclame non plus seulement la présence, mais le contact de l’autre. Le désir (pour ne pas parler de pulsion, de tendance, voire d’instinct qui nous ramèneraient au rang de nos amies les bêtes) rappelle aux amoureux qu’ils ont des corps, ce qui les sort du monde amical, où en partageant de simples idées ils pouvaient encore prétendre n’être que des “choses qui pensent”.
Soudain la fièvre agite la conscience, et l’on ne peut plus parler seulement de simple complicité (même intime) avec son (ou sa) voisin(e) d’emphase. Le corps a ses raisons, impérieuses : la conscience est troublée. On ne s’appartient plus vraiment quand on tombe amoureux, et déjà cette fièvre distingue l’amour de l’amitié : l’ami n’est plus ami s’il est objet de désir. Aimer, c’est aussi posséder et être possédé. Plongé dans une bouleversante intimité, l’esprit se trouve comme déséquilibré par un démon impérieux. Sans mesure ni diplomatie formelle, le contact devient si formidable que la conscience n’est plus que spectatrice. C’est la fin de l’âme maîtresse : passionnel, l’amour est donc pathologique, non pas au sens où il faudrait être malade pour faire l’amour, mais au sens où le corps parle, hurle même. La lucidité se tait et contemple.
Si ce constat est pertinent, il est terrible: est-ce tomber si bas que de s’envoyer en l’air !? Il ne s’agit pas d’une simple relation physique, trop innocente: l’âme est dans le coup. On ne fait jamais l’amour avec un simple corps, mais avec quelqu’un. Bien sûr l’Autre est respecté, et il ou elle est plus qu’un objet de satisfactions. Mais dès que l’amour est érotique la raison n’est plus gouvernante: l’émotion incontrôlée peut rendre fou, prendre la conscience malgré elle: on l’évoque comme une bonne excuse en cas de crime passionnel. Car l’amour ainsi envisagé n’a rien d’une relation délibérément choisie et accomplie.
Quittons le : il y a une autre sorte d’amour qui prétend ne pas s’intéresser au corps. C’est un amour plus calme, un sentiment tendre et généreux ressenti pour quelqu’un (on aime toujours quelqu’un) dans une relation qui rend le rapport physique facultatif. C’est ce qu’on appelle à juste titre l’amour platonique (voyez plus loin les citations de Platon, qui se méfiait tant du corps). Dès qu’on aime sans toucher, on ne peut plus dire qu’“entre l’amour et l’amitié, il n’y a qu’un lit de différence”.
Prenons garde : ce qu’on appelle aujourd’hui l’amour platonique n’est plus de l’amitié. Il ne fait qu’y ressembler si le couple formé est bien un couple, et pas une paire d’amis.
Amis faute de s’aimer physiquement sont les “amoureux frustrés” refoulant leurs élans au nom d’un amour idéal se passant de l’acte considéré comme une débauche de l’âme. C’est un amour idéal, au sens propre du terme: il est pur comme une idée, mais tout aussi abstrait. Toute sa beauté est là, et aussi ce qui le rend éternel : on peut être “loin des yeux et près du cœur” dans un amour purement rationnel où la présence physique devient superflue. Il ne s’agit pas d’amitié: on n’a fait que descendre de l’amour à l’amitié; on ne s’est pas fait un ami, mais on est tombé amoureux pour ne pas s’accorder le droit d’aimer tout ce qui fait l’Autre. L’appréciation dont se font preuve les amant n’est pas née tranquillement comme une amitié. C’est encore le désir, et non la raison, qui a poussé ces amoureux l’un vers l’autre. L’amour est une rencontre, pas un choix délibéré et rationnel. L’amour prend sans être voulu. Un point de plus pour l’amitié : on devient délibérément amis. Il n’y a qu’en amitié que la lucidité reste de mise.
Par amitié il ne faut pas entendre un simple rapport de personnes pouvant se témoigner quelque estime: les simples affections de confrères, compères et complices ne valent pas l’Amitié entière. Il s’agit de conjuguer deux âmes, de s’apprivoiser au point de former une symbiose: ce peut être un rapport d’égal à égal (la condescendance devant celui qu’on estime peu, et la dévotion face à quelque modèle charismatique n’ont rien à voir avec l’amitié): deux amis sont liés par leur respect réciproque et égal. En ce sens, l’amitié est une sorte d’amour. La meilleure: “celle qui ne tache pas”, qui ne force pas comme la passion, et qui reconnaît à chaque personne toute sa valeur sans tomber dans un excès ou un autre. Ni élogieux ni méprisants, les amis se regardent en face, sans se corrompre ni se satisfaire d’une relation intéressée, égaux et soudés comme deux âmes habitant un seul corps.
Reste un amour qui se distingue des deux précédents par sa générosité: l’amour du prochain. Un amour sans attente de réciprocité, qui ne lie pas par un rapport d’égal à égal: on aime l’humanité comme on aime un dieu, la vie, ou la nature. Cet amour est moral, il est inspiré par la négation de soi et le dévouement à l’autre; il nous invite à aimer tout Homme simplement parce qu’il est Homme, à faire ce que nous voudrions qu’il fit, sans chercher plus loin quel intérêt nous satisferions en servant l’Humanité même. C’est beau... mais cela n’a rien à voir avec notre problème. On choisit ses amis, élus de notre cœur, aimés d’un amour qui discerne les hommes, en fonction de la valeur qu’on leur accorde. Or dans l’amour du prochain, aimer un ami n’est plus une faveur accordée à un privilégié préféré entre tous, mais un devoir ordonné: “Tu aimeras ton prochain comme toi-même”. Ce qui nécessite à la fois de conjuguer le verbe aimer au futur et de faire de l’amour un devoir. Ton prochain, c’est tout Homme, indistinctement, même le pire ennemi...
Nous ne sommes plus au temps des Grecs de Platon, qui s’aimaient délibérément, ne connaissaient pas l’amour chrétien et ne se témoignaient pas d’estime par principe. Et nous avons peut-être perdu la possibilité de nous aimer d’amitié comme les Grecs le pouvaient en se fréquentant quotidiennement, en faisant appel très fréquemment au jugements des uns et des autres “en leur âme et conscience”... Où est cette “âme”, dans cette “conscience”, quand l’exploitation de l’homme par l’homme le transforme en moyen et rend les relations utilitaires? Une “réalité économique”, détermine nos rapports les plus intimes et montre tout l’aspect social de l’amour, qui supporte mal l’asservissement: l’amitié s’instaure sans appropriation ni instrumentalisation. Quand le travail aliène, quand les rencontres sont fugitives, quand les relations longues instaurées par tout une suite de retrouvailles régulières sont empêchées, on ne peut plus prendre le temps d’aimer, mais seulement d’entretenir quelques agréables relations... bref de se trouver des camarades avec lesquels on collaborera. Notre cœur n’est-il pas aujourd’hui dévoré comme un bien de consommation, et dévorant comme un consommateur ?
Le carcan social n’apprend pas à aimer, mais comment aimer: la sagesse de l’amour est technicienne. L’Autre est seulement intéressant: considéré comme un objet dont on attend quelque profit. On mise sur lui plutôt que de l’aimer: la générosité ne va plus de soi. La routine du travail noyant dans l’inconscience le désir de véritable unité, fait que chacun reste absolument seul. Des automates sont incapables d’aimer, ne savent qu’échanger quelque “paquet de personnalité” en espérant conclure un marché équitable. L’amour comme l’amitié se résument dès lors à une relation d’équipe: des rapports bien “huilés” de gens qui se disent “confrères mais néanmoins amis”, qui restent étrangers, ne parviennent pas à une relation profonde, mais se traitent avec courtoisie et tachent de s’apporter un mutuel réconfort.
Avez-vous remarqué que dans le titre “L’Amitié et l’amour”, tel qu’il a été imprimé sur les cartons de pub de ce débat, le mot Amitié avait un A majuscule, alors que le mot amour n’en a pas? Hasard de frappe? Ce simple détail rappelle tout l’enjeu et le contenu de ce débat: nous avons considéré, puis déconsidéré, l’amour et l’amitié: leurs liens, leurs enchevêtrements... Et au passage nous avons fait un tel éloge de l’Amitié, que nous avons du la considérer comme supérieure à l’amour! Déjà il s’agissait de hiérarchiser des biens..."
François Housset
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SOCRATE : “il n’y a rien qui soit plus maître de nous-même que l’âme” (...) “c’est donc notre âme que nous recommande de connaître celui qui nous enjoint de nous connaître nous-mêmes (...) donc celui qui connaît quelque partie de son corps connaît ce qui est à lui, mais pas lui-même”
“Dès là, si quelqu’un a été amoureux du corps d’Alcibiade, ce n’était pas d’Alcibiade qu’il était épris, mais d’une chose appartenant à Alcibiade.
“Aussi celui qui aime ton corps, quand ce corps a perdu sa fleur de jeunesse, s’éloigne et te quitte. Mais celui qui aime ton âme ne s’en ira pas, tant qu’elle marchera vers la perfection.
Et bien, moi je suis celui qui ne s’en va pas, mais qui demeure, quand le corps perd sa fleur et quand les autres se sont retirés.
ALCIBIADE : Tu fais bien, Socrate, puisse-tu ne pas me quitter !
SOCRATE: Fais donc effort pour être le plus beau possible”
PLATON, Premier Alcibiade, 130-131.
“Que penses-tu de ce garçon, Socrate? me demanda-t-il. N’a-t-il pas une belle figure?
-Une figure merveilleuse, répondis-je.
-Eh bien, reprit-il, s’il consentait à se dévêtir, tu ne ferais plus attention à sa figure, tant ses formes sont parfaites.”
Et comme les autres confirmaient les éloges de Khairéphon :
“Par Héraclès, m’écriai-je, comment résister à un pareil homme, s’il possède encore une seule petite chose?
-Laquelle? demanda Critias.
-S’il est bien doué du côté de l’âme, et l’on doit s’y attendre, Critias, puisqu’il est de votre maison.
-Il est, dit-il, également beau et bon de ce côté-là.
-En ce cas, dis-je, pourquoi ne déshabillerions-nous pas son âme pour la regarder, avant de contempler la beauté de son corps? À l’âge où il est, il doit déjà être disposé à discuter.”
PLATON. Charmide. 154d.
“...Le plaisir excessif s’accorde-t-il avec la tempérance ?
- Comment cela pourrait-il être, puisqu’il ne trouble pas moins l’âme que la douleur ?
- Et avec les autres vertus?
- Nullement.
- Quoi donc ? avec l’insolence et l’incontinence ?
-Plus qu’avec toute autre chose.
- Mais connais-tu un plaisir plus grand et plus vif que celui de l’amour sensuel ?
- Je n’en connais pas, répondit-il ; il n’y en a pas de plus furieux.
- Au contraire, l’amour véritable aime avec sagesse et mesure l’ordre et la beauté ?
- Certainement, dit-il.
- Donc rien de furieux ni d’apparenté à l’incontinence ne doit approcher de l’amour véritable.
-Non.”
PLATON, La République III, 403a.
“Car l’amour espère toujours que l’objet qui alluma cette ardente flamme est capable en même temps de l’éteindre: illusion que combattent les lois de l’amour.”
LUCRÈCE. De la nature. IV
“Je me suis souvent apensé, quant à moi, que le royaume de l’amour était le plus souvent le royaume de la confusion. Car pourvu qu’on ait l’esprit clair, il est toujours facile de savoir ce qu’on pense, mais savoir ce qu’on sent, quand il s’agit d’aimer, ou de ne plus aimer, ou d’aimer derechef, est pour soi-même une imperscrutable énigme.”
Robert MERLE. Fortune de France. La Violente amour.